L’édition populaire a encore frappé….Son nouveau bouc émissaire : les cabinets de conseil et leur « infiltration » au niveau de l’Etat…je connais bien le milieu et j’aimerai apporter mon point de vue, ayant côtoyé et travaillé avec à peu près tous ces cabinets de consulting. Tous ont en commun une culture anglo-saxonne, même s’ils sont français (je travaillais pour un grand cabinet créé par des français, qui a été racheté par un autre français Cap Gemini).
D’abord, pourquoi l’Etat emploie t’il autant de conseils, aux prix de journée qui peuvent paraitre exorbitants (et encore, ils ont diminué depuis les années 2000) ? La réponse est multifactorielle :
- Les Fonctionnaires sortent en général du même moule (ENA, Sciences PO, Normale Sup, HEC, etc…), un moule, qui jusqu’à notre époque (ils sont plus ouverts à mon avis maintenant) était très façonné par l’histoire française, la méritocratie, la monarchie, ses grands personnages (Louis XIV, Napoléon, De Gaulle, etc…), puis la révolution (de Robespierre à une certaine admiration de gens comme Marx, Lénine, Mao, Castro…), l’humanisme chrétien, les grands philosophes allemands (Kant, Hegel, Nietzsche…),et une certaine vision « coloniale » du pouvoir.
Un peu avant les années 2000, les grandes entreprises, puis l’Etat, confrontés à la mondialisation, ont compris que notre modèle perdait son éclat et que l’influence anglo-saxonne avait tendance à prendre le leaderchip (du libéralisme hégémonique à l’explosion de l’informatique), avec une large prédominance de la langue anglaise, (qui augmentait son aura dans les pays les plus développés, face au français plus répandu en Afrique)… et que la France devait aller puiser des idées ailleurs….Nous étions faibles dans beaucoup de matières : recherche appliquée, nouvelles technologies, nouvelle vision du capitalisme (start up), nouvelles découvertes en médecine (il suffit de voir comment les Nobels se sont inversés, passant de l’Europe avant guerre, à la domination après 1945 des USA et de la GB), faiblesse de notre diplomatie, comme le reconnait Bertrand Badie, ancien Prof de Science PO, avec des doutes laissées par la guerre sur certaines de nos élites et notre « collaboration », sans oublier de manière plus pragmatique la gestion de gros projets et la conduite de déploiements, que l’on maitrisait peu (notre entreprise a donné des centaines d’heures de cours à des ingénieurs EDF sur ce thème), etc.…. et il y avait urgence à aller puiser des idées ailleurs…
- la seconde raison est liée à mon avis, à une certaine arrogance de nos élites, qu’on retrouve aussi bien à gauche qu’à droite, une arrogance et un certain mépris de classe très cultivé dans les grandes écoles…Un dirigeant est un homme qui décide, et la France d’en haut n’est pas très attirée par le travail d’analyse…On préfère sous traiter pour mieux prendre de la hauteur, mettant s’il le faut en concurrence « plusieurs équipes de petites mains » et chaque Haut Fonctionnaire est surtout préoccupé par sa carrière, par ce modèle du leader qui installe son pouvoir en rayonnant sur un grand nombre d’individus, qu’on pilote, contrôle, domine….Une hypothèse très personnelle est l’influence du catholicisme romain, très hiérarchique à comparer au protestantisme, plus « égalitaire »…
- Une troisième raison à mon avis, est liée à la peur des syndicats et de l’extrême gauche, qui ont fini par installer en France, une culture de l’affrontement (plutôt que la recherche de compromis comme en Allemagne, par exemple, ou en Scandinavie). S’engager pour un leader ou un politique français, c’est prendre le risque de se faire « démonter »,comme tous ceux qui ont vu leur carrière brisée par le jugement du peuple, suite à des révélations parues dans Médiapart, le canard enchaine, Cash Investigation, etc…Il faut donc se protéger en laissant à des externes le soin de travailler sur des projets, qui pourraient très tôt être compromettants, étant dénoncés par les syndicats comme contraire à la doctrine du récit social français….Par exemple, si je suis dirigeant dans un ministère et que je décide de lancer une étude comparative sur les systèmes de retraite dans le monde, je vais immédiatement déclencher de la suspicion, qui peut devenir fatale au développement de mon parcours (voir Edouard Philippe)…
Pour toutes ces raisons, on sous traite beaucoup en France…et on gâche beaucoup, beaucoup d’argent…J’ai participé en particulier à un projet dans un service public, où étaient employés des bataillons de consultants, facturés 1000 € par jour et plus, pendant plus d’un an, pour finalement aboutir ...au classement vertical…un projet abandonné pour des raisons essentiellement politiques, car en France, on sait faire trainer les choses en longueur, avec des multi-réunions de validation, qui doivent souvent suivre la voie hiérarchique, avec de multiples remises en question….
Je n’ai pas lu le livre « les infiltrés », mais il est facile de jeter sur la place publique des abus qui certes existent, en omettant de rappeler tout ce que j’ai écrit au dessus….Une manière comme une autre de ne pas trop faire changer un modèle, qui convient surtout à une coterie, qui n’a pas vraiment envie de voir bouger les habitudes dénoncées jadis par Bourdieu dans ses cours au Collège de France (89-92), rapportés dans un livre rarement cité, pénible à lire, mais passionnant : « Sur l’Etat »...qui en dit long sur nos institutions et son « formatage »….un livre à découvrir, avant de juger trop vite….