Je voulais retourner au Havre, que j’ai connu très jeune, en plein chantier, vu que j’y avais de la famille. Le Havre, c’est à la fois amour et haine, identité et conditionnement, élitisme autoritaire et participation, hygiénisme et anarchie, rigueur de droite et rébellion communiste…
L’histoire est largement connue…quand Auguste Perret est chargé après guerre, de reconstruire le Havre, détruit à 90 % par les bombardements, il a de grandes idées dans la tête…il veut profiter d’une cité complètement rasée pour édifier une ville du Futur, une porte sur l’océan qui fasse référence, qui laisse bouche bée par son audace les riches américains débarqués des Etats Unis via les paquebots Transatlantiques qui reliaient le Havre à New York …mais la population sans abri logée dans des baraquements de fortune, ne voulut pas entendre parler de gratte-ciels, de galeries de services souterraines ou de délires architecturaux…après de nombreuses négociations, avec le concours de 18 architectes mis sur le coup, on fera ce qu’on peut voir aujourd’hui …
D’ailleurs, cela n’a pas été de suite le grand amour entre la nouvelle ville et des habitants globalement issus des couches les plus basses, qui pourtant, vivaient préalablement souvent les uns sur les autres, dans des logements insalubres : Stalingrad sur mer, standardisation, mise en cage, froideur, manque de vie, les critiques ont été vives…en 1995 encore, de nombreux havrais n’aimaient toujours pas leur ville de blocs et de larges avenues, et il aura fallu près de cinquante ans pour que cela change un peu, avec de la communication, des expositions, des affiches, des colloques, des appartements témoin, des propositions d'aménagement, la création d’un espace culturel par un autre grand architecte Oscar Niemeyer, le bâtisseur de Brasilia et du siège du Parti Communiste à Paris…c’était un peu un symbole, un acte de résistance, que ce volcan construit dans les années 70, en plein centre, par un homme, dont l’art des courbes était tout le contraire des verticales de Perret, qu’on soupçonne toujours d’avoir été proche de la pensée de Vichy.
Dans la salle de l’espace, on fit de nouveaux débats, des conférences, on éditât des plaquettes, on réalisât des enquêtes, pour essayer de faire évoluer la représentation du gout, comme disait Bourdieu…il aura aussi fallu un label « Ville d’art et d’histoire » obtenu en 2001, puis une inscription par l’UNESCO de la ville au Patrimoine de l’Humanité en 2005 et une rénovation qui fera apparaitre la qualité du béton, résistant au temps, pour qu’enfin, la population locale s’approprie majoritairement sa ville, une ville aujourd’hui visitée par des nombreux touristes français et étrangers, je peux en témoigner, faisant marcher le commerce, même si en 2013, Castro, l’urbaniste de tendance marxiste, revenait encore sur l’affaire, critiquant sans ménagement les efforts des politiques et le classement au Patrimoine Mondial : "Au Havre, tout est beaucoup trop vaste. Il aurait fallu occuper l'espace, le densifier, quitte à prendre des libertés avec l'œuvre de Perret. L'architecture, il faut qu'elle bouge, qu'elle évolue", ajoutant qu’au Havre, on étouffe dans cette sorte de musée. …
Pas simple de faire évoluer les mentalités…il faut une dépense d’énergie colossale, beaucoup de temps et des moyens souvent considérables, pour modifier le regard et la perception des choses, avec peu de chances de faire l’unanimité….alors, aujourd’hui, étant en période de crise et alors, que ce ne sont pas, en gros ceux qui paient (les impôts) qui sont impactés par le changement, alors que sont de moins en moins acceptées des décisions venant du haut, alors que la mentalité française n’aime pas beaucoup être bousculée et remise en cause, tu comprends un peu mieux pourquoi la fracture de notre société est si profonde …
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